Dans les premières années de ma recherche compositionnelle, mon objectif était de tracer dans ma musique les flux de l’énergie psychique à l’oeuvre dans l’inconscient et la structure qui les sous-tend. Parallèlement à une démarche analytique favorisant l’accès à cette activité inconsciente, des lectures psychanalytiques soutenaient mon effort d’élaborer une pensée musicale susceptible de rendre compte de cette complexité psychique qui ne se manifeste qu’à travers certains actes et paroles involontaires ou dans les fantasmes et les rêves. Tout un potentiel structural et formel pour une musique à écrire émergeait alors, car seule la plasticité du monde sonore semblait pouvoir évoquer cette mobilité et cette instabilité qui ne cessent de modifier les configurations des constituants de l’inconscient.
Une première approche a consisté à établir une parenté structurale entre les unités minimales qui agissent au niveau microscopique de l’écriture musicale et les éléments signifiants, définis par Jacques Lacan. Ceux-ci se combinent et se déplacent, forment des enchaînements et des ramifications au sein d’un réseau dense, empruntent au quotidien et au passé (mot, geste, fragment de corps), accolant des temps et des objets hétérogènes, et livrent, dans des conglomérats éphémères, ce qui est caché ou reste à décoder.
Sur le plan musical, j’ai imaginé des petits mobiles sonores qui se dilatent ou se contractent à l’aide de processus jouant sur les durées, les hauteurs ou les intervalles. Par des mouvements de bascule ou de torsion autour d’un axe, ils assurent le passage d’une strate à une autre, mettant ainsi successivement et fugitivement en vibration les différentes aires d’un champ potentiellement infini de particules (ou de signifiants) sonores. Au sein d’un tel maillage, d’un tel enchevêtrement de lignes et d’articulations de points, le temps est également multiple, parcouru de hachures et de brèches, vécu comme éclaté, si c’est la perception des objets qui est privilégiée, ou pur processus, pur parcours si l’on se laisse emporter par la rapidité de l’influx qui rend toute identification difficile.
De ces petites entités sonores oscillantes qui traversent l’espace sonore - et le temps - sous l’action de forces attractives ou répulsives, de ces trajets intensifs, de ces flux musicaux conçus comme des « pulsons », de ces « machines désirantes musicales » (pour évoquer une autre approche de l’inconscient proposée par Gilles Deleuze et Félix Guattari) développées dans le cycle de pièces pour quatre instruments Order of release, border of relish (2002-04), ont émergé des ramifications vers d’autres chemins à explorer.
Ces constellations de signifiants, ces polarités, ces montages que décrit la psychanalyse font pressentir l’architecture psychique invisible de chaque individu et l’abstraction de cet autre corps (corps imaginaire) dont les contours dépendent plus de la trace des sensations qui s’y sont imprimées que de ses frontières anatomiques.
À partir de cette réflexion sur le corps - les corps -, l’une des voies vers lesquelles s’engager concernait l’écriture d’un corps sonore qui serait le reflet de cette image inconsciente du corps, et tenterait de le dévoiler ou qui, privilégiant un travail sur les limites du geste instrumental ou de l’objet sonore, s’efforcerait également de façonner un corps mouvant ou échappant à toute classification.
Tenter de faire l’investigation de ce corps psychique, en dériver des modèles pour des processus musicaux, c’est travailler sur la dissonance possible entre le corps réel (celui de l’instrumentiste engagé dans l’interprétation, par exemple) et le corps libidinal. C’est faire le pari d’un paradoxe constant qui consiste dans le même temps à élaborer des constructions (objets ou situations musicales) afin de rendre la structure plus perceptible et à les défaire pour la faire affleurer, à s’aider du champ sensoriel pour ouvrir l’accès à l’insaisissable. Dimension cinématique, prolifération et poly-fonctionnalité, changements d’état et poly-morphologie des composants musicaux, sont les caractères insistants de ces cartographies sonores abstraites et fugitives, mais cependant saturées et atteignant des seuils d’intensité extrême.
Mais si l’on privilégie une approche qui prend en compte l’articulation des éléments plutôt que leur forme ou leur identité, si la densité de distribution variable des points et leur migration induit un diagramme labile de ces articulations proliférantes à l’infini, bien des franchissements de territoires peuvent s’envisager.
C’est dans le cycle de pièces Psyché-Cité/Transversales (2005-07) que j’ai commencé à m’intéresser aux rapports qui pouvaient s’établir entre espace sonore et espace urbain, entre corps sonore, corps psychique et son excroissance technologique et citadine.
On peut considérer la structure de l’espace urbain, avec la richesse de ses connexions, comme une construction fantasmatique destinée à pallier les lacunes corporelles, un gigantesque organisme collectif artificiel, un immense carrefour de trajectoires qui évoque alors la multiplicité des chaînes associatives de l’inconscient.
Mais cette structure des objets, des espaces influence-t-elle l’organisation de la structure psychique ou en est-elle une projection ? Les édifications matérielles de l’humanité ne sont-elles que des reproductions des lois d’organisation de la matière à un niveau microscopique (particules, cellules) ou macroscopique (formes plus visibles) ? Le dehors peut-il nous aider à penser le dedans ?
De ce questionnement est venu l’idée d’étendre l’écriture vers la recherche d’une sorte de territoire sonore hybride, à mi-chemin entre matières organique et mécanique, où les frontières entre l’intérieur et l’extérieur s’évanouiraient, où les éléments microscopiques traverseraient les catégories (telles les greffes d’ADN pratiquées par les généticiens, induisant le franchissement de certains éléments d’une espèce à une autre).
Ce qui est en jeu, c’est l’impact que les phénomènes et comportements microscopiques peuvent avoir sur la matière, sur les formes.
Dans cette perspective, d’autres domaines de la connaissance (génétique, psychophysiologie, physique des particules, nanosciences) se sont ajoutés à la psychanalyse car ils explorent également ces phénomènes qui présentent la particularité d’un même principe d’enchaînement des éléments minimaux engendrant une élasticité de la matière, qu’elle soit verbale, signifiante ou chromosomique et cellulaire. Ainsi, on peut rapprocher la chaîne de nucléotides qui constitue l’ADN de la chaîne de signifiants qu’évoque la psychanalyse lacanienne. Le réseau neuronal du cerveau peut évoquer le réseau métropolitain.
À partir de ces différentes approches scientifiques qui bouleversent notre conception du monde, il devient intéressant d’envisager la matière musicale comme toute matière, c’est-à-dire parcourue de vibrations que l’on peut imaginer et relever comme des ondes cérébrales (sorte d’« électromusicogramme »), et constituée de liaisons variables (permutations, extensions, etc.) qui forment des « molécules de sons » et peuvent subir des mutations (dans Mutatis mutandis - 2008 -, le matériau musical comporte des erreurs de duplication proches des erreurs génétiques).
Ce sont donc ces modèles structuraux très riches de potentialités pour l’écriture d’une musique s’articulant comme les processus de l’inconscient (versant psychanalytique), pour une « génétique musicale » (versant physiologique ou neurophysiologique), pour une « nanomusique » (référence aux nanosciences et versant microbiologique, microphysique ou microchimique), le champ sonore n’étant alors considéré que comme l’un des possibles du champ infini de la matière.
Clara Maïda, juin 2009